Les exemples de comportements de dépendance qui prennent la sexualité en otage sont innombrables. Il est néanmoins possible de les départager en trois ensembles : les conduites qui sont suspectées d’une proximité alarmante avec la perversion, celles qui relèvent des pratiques de substitution pornographique, et les toxicomanies. Cet article n’aborde que les deux premières catégories de « dysfonctions érotiques » dont il analyse deux spécimens. Affirmer qu’une libido aux cadences excessives, à l’inventivité baroque, peut rejoindre la liste des agissements pathologiques est une présomption illustrée par la thématique du harcèlement et du donjuanisme. Le second exemple concerne l’emprise des technologies numériques sur les adeptes de vocalises pornographiques. Elle crée une nouvelle catégorie de demande de soins complexe et casse-cou. Ne disposant que d’un arsenal curatif approximatif, plus proche de la réprimande que réellement performant, le droit d’ingérence du praticien est finalement confronté à un défi de nature éthique, plus ou moins nourri d’arbitraire : faut-il tempérer ou interdire ? Assagir l’exaltation ou la proscrire ? L’abus d’amour est-il donc hors-jeu ? Comme le seul vrai critère diagnostique de la luxure incoercible est d’ordre quantitatif, son interprétation sera toujours plus ou moins infiltrée de subjectivité et d’allégeance au conformisme social du moment.
Les vertiges de l’amour conjugal
L’aliénation de la personnalité sous l’emprise de l’élan amoureux est une évidence immuable de la vie quotidienne. L’amour fou est une figure emblématique de la pensée universelle, de Platon à Dante, du Cantique des cantiques à Stendhal, néanmoins du point de vue plus trivial de la pratique clinique, l’amour n’est pas à proprement parler une « maladie », même s’il se pare d’une fébrilité extravagante. Comme chacun sait, l’état amoureux peut atteindre des seuils d’extrême déraison, mais l’aveuglement n’est qu’une métaphore et l’exacerbation du désir plutôt opportun pour servir le besoin de transfiguration des corps afin de mieux en jouir. Les annales sont muettes au sujet de médecins se rendant au chevet de patients se plaignant d’être trop amoureux ! Il n’existe pas de nomenclature de la lune de miel ou du coup de foudre. Même dévorant l’équilibre de la vie quotidienne, même responsable d’escapades insensées, de zizanies professionnelles, l’amour bénéficie d’une sorte d’infaillibilité, de tolérance bon enfant, qui décourage sa réprobation. « Il n’y a manifestement pas loin de l’état amoureux à l’hypnose » écrit Freud en 1921 dans un passage de Psychologie des foules et analyse du moi. Quelques années plus tard dans Le malaise dans la culture, s’agissant de l’amour-passion il confirme « qu’au comble de l’état amoureux, la frontière entre moi et objet menace de s’effacer ». Dante y fait écho en faisant dire à Francesca di Rimini, prisonnière à jamais de l’Enfer : « Amour, qui force tout aimé à aimer en retour » ! Or, c’est ici que se situe le point de rupture, que se cristallise l’imposture : c’est parce que les destinataires de ces stratagèmes étouffants sont hostiles à l’amour qu’ils vont en refuser l’illusion : la subversion débute donc ici, au seuil du dégoût.
L’impétuosité érotique change par conséquent de nature lorsque le consentement cesse d’être parfaitement réciproque. Les contrefaçons du bonheur sont décelables dès que les partenaires ne sont plus à l’unisson, complices, mutuellement comblés. Ces falsifications de l’érotisme n’ont été dénoncées que depuis peu et sont désignées par le terme très général de harcèlement. Tous les « obsédés sexuels » sont des sex addicts, mais tous ne consultent pas : qualifiées de délits passibles de sanctions, les sollicitations obscènes dont se disent victimes des employés, des étudiantes, des touristes ou des starlettes, relèvent de juridictions civiles ou pénales. En dehors d’injonctions thérapeutiques ordonnées par un magistrat, rares sont les auteurs « d’attentats à la pudeur » qui sollicitent spontanément une assistance médicalisée. En pratique, le principal obstacle à ces démarches de prévention ou de sevrage est pourtant d’un autre ordre : la majorité des malfaisants s’estiment injustement poursuivis. La frontière entre l’expression naturelle d’un besoin universel, et l’assujettissement de ses démonstrations à une pulsion invincible est toujours difficile à établir. Sur un mode évidemment mineur, ne retrouve-t-on pas ici les entraves à la reconstitution de la vérité qui hypothèquent les violences sexuelles en général, même les plus graves ? La complaisance de la victime, des circonstances propices à la tentation, la soudaine « bouffée de chaleur » génitale, sont autant d’arguments du système de défense des agresseurs. Or, en consultation de ville, c’est face à ces mêmes thèses qu’il va falloir donner un avis et fourbir une prise en charge. Qui consulte ? Les couples stables qu’une sexualité discordante a brisés. Le mot « d’écœurement » suffit au diagnostic. En face, l’inculpé y répond par celui de « privation ». L’entretien peine cependant à étalonner des blessures narcissiques enracinées dans le huis clos de la promiscuité des sexes. Faute de mieux, la comptabilité des « rapports », de leurs rituels, de leurs fiascos, n’est qu’une ébauche de biographie intime… Où finit la hardiesse pétulante ? Où commence l’overdose des jeux malsains ? Le label d’addiction matrimoniale définit ces dispositifs « pervers » de disputes conjugales : persécutions plus ou moins violentes, plus ou moins tyranniques… que l’angoisse d’abandon fait supporter parfois au-delà du supportable. L’art de soigner ce bric-à-brac, ce grabuge sentimental, oscille entre l’admonestation fraternelle et l’électrochoc d’une injonction de séparation temporaire !
Le donjuanisme ou l’enfer du « je »
L’enfer, c’est quand tout sera parfait » écrit Jean Rostand (1894-1977), rendant grâce par ce mot d’esprit à l’indétermination comme emblème de la liberté humaine. Mais cette tolérance philosophique a malgré tout des limites que franchissent des personnalités sans doute prédisposées, en tous cas à risques de dérive névrotique. Poser le diagnostic d’addiction sexuelle cette fois dans sa forme aggravée, suppose trois conditions :
- que soit exclue toute cooccurrence de maladie mentale ;
- que le comportement incriminé soit chronique, compulsif et égocentrique ;
- qu’il génère secondairement culpabilité et désir de « guérison »
L’introduction dans le vocabulaire sexologique du concept de « toxicomanie sans drogue » (Otto Fénichel, 1945) traduit la volonté d’étendre l’accompagnement thérapeutique à des demandes d’aide qui sont en réalité des « plaintes par défaut », marginales, à la lisière de la psychopathologie d’un côté, des conduites médico-légales asociales de l’autre. Le principal dénominateur commun de toutes ces conduites borderline est la pleine conscience qu’ont leurs auteurs des servitudes qu’elles exigent d’eux, la souillure morale qu’elles provoquent, la pénibilité d’un éventuel travail de « désintoxication mentale ».
Le mythe de Don Juan est une forme exemplaire d’addiction érotico sentimentale qui met en œuvre une passion stupéfiante qui ne serait ni regrettable en soi ni nocive à l’amour, si elle n’était dominée par un trait ambigu qui la dévalorise : la mauvaise foi. L’autre aspect disons « maladif » de cet irrépressible envie de conquêtes c’est l’inassouvissement qu’elle procure. C’est bien l’absence de satiété d’un besoin sans cesse renouvelé, qui passe sans ferveur au laminoir de l’orgasme, qui permet de distinguer la démesure d’un amour passionné, des automatismes du « dragueur invétéré ». Ni Molière en 1665, ni Mozart en 1787, n’ont introduit dans leur livret l’intercession d’un médecin pour voler au secours du héros avili, mais l’épilogue du « rachat » est prémonitoire d’un retournement de situation : le libertinage devient insupportable au libertin. La ligne de force de cet abandon imprévisible d’une soif de performances que rien n’apaisait jusqu’alors, c’est le déclin de l’orgueil, ou pour citer la formule d’Alain Ehrenberg : « la fatigue d’être soi ». En cessant de refouler l’altérité, en ressentant le manque de consentement comme une privation, Don Juan analyse l’échec de ses mécanismes de défense et… déprime. Il en est de même en consultation aujourd’hui : les repentis sont déprimés. Le jeûne démoralise. Autrement dit, assister un patient dans son désir d’abstinence -ou au minimum, de régulation de ses pulsions sexuelles outrancières- consiste moins à évaluer ses contorsions érotiques, qu’à traquer le risque de dépression. Le corps surexcité conjurait-il la fragilité narcissique du sujet ? Oui. La sexualité survoltée dérivait-elle sur autrui les craintes d’effondrement, de morcellement identitaire ? Oui. Le sevrage n’est donc pas un « règlement de compte » anodin ; son suivi doit être étayé par une veille antidépressive permanente : le don juan reformaté sera toujours un « expatrié » de l’amour.
Addiction : un concept inutile ?
L’absence de consensus caractérise l’usage récent d’un concept qui tend à désigner du point de vue socioculturel et clinique la marginalisation néfaste de consommateurs de toxiques ou les agissements « obsessionnels » de sujets par ailleurs sains d’esprit. La coexistence qui perdure entre dépendance, accoutumance, addiction ou toxicomanie recouvre-t-elle des entités sémiologiques différentes ? Non, le débat porte en amont sur des a priori sémantiques propres au dialecte des psychanalystes, des biologistes ou des comportementalistes… Recourir au terme d’addiction permet néanmoins de regrouper dans un même ensemble par exemple des comportements de pharmacodépendance et par ailleurs, des conduites de dépendance sans drogue rattachées autrefois à la nosographie psychiatrique. Les « addictions sexuelles » entrent par conséquent dans le vaste ensemble des addictions comportementales. A cet égard, leur spectre est si large qu’il peut inclure aussi bien des coutumes banales de la vie courante que des cas d’assuétudes fautives, mais tenues secrètes tant que les passages à l’acte se situent en deçà d’un seuil critique de visibilité. La métaphore qui compare classiquement la sexualité à une drogue reste donc pertinente puisqu’elle permet de circonscrire les trois principaux critères diagnostiques : la pulsion irrépressible, la ritualisation de son expression gestuelle, et la menace enfin d’une décompensation dépressive.
L’érotomanie numérique
Freud procède dès 1890 à un premier regroupement de penchants malsains qu’il intitule « habitudes morbides » et qui concernent l’ivrognerie, la morphinomanie et les aberrations sexuelles. Le ton est donné de considérer les conduites irraisonnées comme autant de modalités d’autodestruction du lien social, du corps physique et de la pensée. Faisant le pendant des recherches compulsives de partenaires que nous venons de décrire, cette fois c’est la quête solitaire et obsédante de décharges orgastiques virtuelles à répétition qui constitue « l’objet toxicomaniaque ». Ici donc, l’enfer ce n’est plus autrui mais l’informatique. Dans le dédale de plus en plus sophistiqué du cyberespace, le sexe du consommateur est instrumentalisé jusqu’aux limites de ses capacités physiologiques : la toile est devenue la peste noire de l’érotisme. La proximité du vécu de cette impasse émotionnelle avec le cercle vicieux de la pharmacodépendance est retrouvée sur deux points clés du système d’addiction : la solitude et la mélancolie. Dans l’alcoolisme aussi par exemple –et sa forme extrême de binge drinking, consommation maximum en un temps record !- la saturation sensorielle n’offre qu’un refuge momentané au besoin de jouir. Or, ce n’est pas sur ce versant disons sexologique du cybersexe que le problème d’addiction autoérotique se pose dans toute sa gravité, mais à cause de la créativité inouïe des fournisseurs d’accès. Les ruses des pourvoyeurs de sites pornographie sont infiniment plus adaptées aux besoins salaces des internautes que ne le sont les promesses d’assainissement moral du praticien.
Le terme d’érotomanie requis ici n’a aucune parenté avec la véhémence délirante paranoïaque décrite surtout par Gaëtan Gatian de Clérambault et Jacques Lacan, syndrome passionnel caractérisé par la persécution d’un tiers de qui l’on affirme devoir être aimé… et dont les dénégations ne font qu’attiser le harcèlement. L’étymologie de « l’érotomanie » est empruntée au grec mania « folie, fureur, excès » que l’ancienne nosologie psychiatrique avait largement employé dans une forme atténuée pour désigner les penchants subversifs des névrosés… Mais à partir de quel étalonnage décréter que l’érotisme cybernétique est un « vice » ? Quels indices permettent de calibrer une plainte pour « adultère virtuel » (émanant souvent d’une partenaire « trompée ») alors que la consommation d’images publicitaires, d’actualités et de fictions télévisées est en moyenne de 200 minutes par jour et que la commercialisation de la pornographie est légale en France depuis 1973 ? Il convient de rappeler que dans le domaine des addictions, ce ne sont pas seulement les produits qui attestent de leur l’emprise, mais leur posologie. Ici, en terme de « dose absorbée » il s’agit plus de durée d’exposition à l’écran que de style des images : le diagnostic est posé à partir de cinq heures d’immobilisation quotidienne devant l’ordinateur. Que faire ? La reddition pure et simple est impossible à négocier : l’informatique a définitivement infecté l’intelligence humaine. Reste en lice la question du rut : reconquérir une vie privée, familiale, professionnelle, c’est regagner des heures de sommeil et jouir moins seul et plus vite. Autant dire que seuls les praticiens habiles et initiés vont pouvoir relever un tel défi thérapeutique.
L’éloge de la chair
L’érotisme commercialisé dans la prostitution alimente la sexualité humaine depuis la nuit des temps. Dans sa forme postiche, c’est-à-dire purement fictive, la prostitution se mue en pornographie, du grec pornê « prostituée », dérivé de pernênai « vendre des esclaves » et signifiant par extension « femme-marchandise ». Aux liens étymologiques qui associent donc la prostitution à ses innombrables formes de représentations, s’ajoute une fonction subjuguante similaire : réactiver dans l’imaginaire des sources impudiques de fantasmes que l’absence de passage à l’acte rend beaucoup plus délurées. Si le dévergondage masculin y puise les résidus de frayeurs infantiles, notamment induites par la béance de vagins dévorant l’imaginaire, les femmes y conçoivent aussi d’intenses récompenses narcissiques en réactualisant des tendances refoulées sans devoir les endurer dans la réalité…
Jacques Waynberg