L’institut de sexologie a créé l’association HANDICOM en 1978, vouée à la recherche, la documentation et l’organisation des premiers congrès internationaux dès 1980… et ce, pendant sept années consécutives.
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En 1980, « Année mondiale de la personne handicapée » selon les vœux de l’ONU, j’écrivais, en introduction de notre premier Congrès International « Handicap et Sexualité« , que les courants de pensée tolérante qui traversaient l’opinion occidentale à l’époque, ne devaient pas nous tromper : la question sexuelle n’avait droit de cité que parce qu’elle était juxtaposée à celle des faveurs socio-économiques du moment. Le corps social peut fraterniser avec ses marges les plus lointaines, et les associer à ses enjeux, lorsque l’opulence éloigne les dangers de la récession du confort et de l’égoïsme. Sous un régime totalitaire ou en faillite, au contraire, la société impose l’exclusion et l’eugénisme comme système de sauvegarde économique, permettant d’identifier et de localiser des catégories inhabituelles d’individus afin de gérer le coût structurel et financier de leur entretien. Pour l’Occident contemporain, dominé par le libéralisme capitaliste, la réinsertion s’inscrit dans un calcul de rentabilité structurelle permettant d’insérer de nouveaux acteurs dans les circuits de production médico-sociale, et d’accroître la consommation du secteur tertiaire des valides.
Plus de 20 ans plus tard, l’arrière-plan idéologique de la lutte contre l’exclusion s’est-il enfin humanisé, en dépit de ses compromissions économiques ? Il faut hélas avouer que non.
Notre société souffre de nouveaux maux, désormais prioritaires parce qu’ils mettent en péril ses fondations (déclin économique, montée des nationalismes, intégrisme religieux, violences urbaines, toxicomanies, chômage… ), auprès desquels les revendications égalitaires des personnes lourdement invalides n’ont pas prise. Avant même de poser le problème de leur droit au bonheur et de la légitimité de leur attente d’une vie privée digne de ce nom, les personnes handicapées et leur entourage doivent mesurer que cette question est une interpellation politique.
Une formulation plus douce de ces réalités consiste à rappeler que les conduites individuelles en matière de sexualité et de procréation ne dépendent pas des seules aspirations individuelles, mais de nombreuses réglementations dont la plus dissuasive est en l’occurrence le Code civil, notamment en ce qui concerne la maladie mentale incurable. La notion juridique « d’incapacité » ne vient-elle pas invalider l’invalide quant à d’éventuels choix d’existence, pour lui substituer une tutelle comme garant d’une exclusion programmée ? Tout changement, tout progrès, qu’il s’agisse du régime matrimonial ou de l’accès à la contraception, de la mixité dans les établissements ou des aides au logement, relève donc d’une « volonté civique » que les pouvoirs publics ne placent pas dans la même perspective que les intéressés eux-mêmes…
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La collectivité dispose d’un second outil de contrôle de ses marginaux, qu’il s’agisse de les reconquérir ou de les exclure, c’est l’alibi éthique avec lequel elle travestit sa générosité. C’est sur ce sens moral commun que s’appuient par exemple, les résistances à favoriser la naissance d’enfants issus de parents invalides mentaux, ou le déni du besoin d’aimer de jeunes gens secondairement handicapés des suites d’un accident ou d’une maladie… La démagogie est une épée de Damoclès surplombant beaucoup de conquêtes sociales. L’ambiguïté de nombreuses initiatives prises dans le milieu institutionnel relève du même mécanisme d’autodéfense et de simulation.
A l’échelon parental, il ne fait pas de doute que les considérations de « morale révélée » s’ajoutant aux échelles de valeur communautaires, compliquent le dialogue et la prise de décision. Naturellement, deux tendances s’affrontent. D’une part celle qui prône le respect des libertés individuelles, au nom de l’éthique précisément, même lorsque l’on a compris qu’il ne fallait pas être dupe des fonctionnaires. Pour d’autres, prévaut une attitude de défense passive, de prohibition assujettie à la dialectique du bien et du mal : le sexe ici est synonyme de deuil. Comment porter le deuil d’une sexualité qui forge la honte de soi dans le regard des autres ?
Il n’y aura donc jamais de « révolution sexuelle » en faveur des personnes intellectuellement invalides.
Les mentalités évoluent-elles ? Certes, le corps médical s’efforce de tenir le pari de l’humanisation des soins et de l’accompagnement psychologique des plus défavorisés ; certes, les familles sont mieux préparées et les institutions moins aveugles, mais ces progrès fonctionnent comme l’érudition : plus on sait de choses, plus on prend conscience qu’on ne sait rien…La tolérance suffit-elle au bonheur de ceux et celles qui ne comprennent pas quels enjeux ils menacent en s’aimant ? L’acceptation des quatre volontés de tout un chacun est-elle un sauf-conduit vers la réinsertion ?
Le débat entre Morale et Ethique ne fait que commencer. Il occulte chez les valides les aspirations d’un authentique respect des libertés individuelles. Il n’y a aucune raison, hélas, que les personnes invalides y échappent, qu’on leur cache les limites du possible, qu’on les encourage à croire en nous sous prétexte que nous prônons la laïcité. Pas de généralisation zélée : que chacun juge chaque cas en son âme et conscience. Impossible de faire l’impasse en définitive sur la question éthique, pas plus que l’on ne peut dépolitiser le débat…
La sexualité des invalides mentaux n’est pas éthique
mais comme l’éthique n’est pas morale (compromise par le politique)
la sexualité des invalides mentaux peut être morale
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Un tel préambule couvre en définitive un espace de controverse extrêmement dérangeant puisqu’il fait penser que le libre choix en matière de vie « privée » est une utopie, qui plus est, une utopie entretenue par des prohibitions qui rendent les plaisirs inaccessibles… pour les rendre plus attractifs. En ce qui concerne les personnes qui n’ont pas les moyens intellectuels de contester cette emprise de l’hypocrisie ambiante sur leur destin, les polémiques sont encore plus taboues. Le terme de « tabou » ici ne traduit pas un reflux de pudeur honteuse, mais retrouve son sens originel de « bouclier », contre des pollutions métaphysiques qui mettent en danger la conscience collective. L’orgasme de l’invalide mental est tabou parce qu’il menace notre inconscient, et pas uniquement parce qu’il est obscène…
Or, ce n’est pas tout. On ne peut pas engager une réflexion utile sur les sexualités humaines sans revenir aux sources, sans définir ce qui les rend précisément si « humaines », alors que nous savons désormais avec certitude qu’environ 99 % de notre matériel génétique est commun avec celui des chimpanzés. Après l’infiniment grand du discours de philosophie politique, il faut s’atteler à comprendre l’infiniment petit de notre hérédité et de ses implications dans nos aspirations et nos comportements.
99 %, cela fait beaucoup de singe en nous, cela fait beaucoup de sexualité de singe aussi à subir pour procréer. A quelle liberté sexuelle espère-t-on prétendre avec un tel héritage ? Par quel travail du 1 % restant peut-on réussir à prendre le large ?
Cette métamorphose de la sexualité biologiquement programmée est l’œuvre de la fonction érotique. Il s’agit en somme, de manière facultative et très personnelle, de donner de l’intelligence à une activité qui n’a pour finalité que la survie de l’espèce. Depuis 40 000 ans une énergie follement désespérée tente de donner du sens à des émotions qui n’en ont pas de si belles d’emblée : la fécondation n’exige aucunes fioritures, l’éjaculation est intra-vaginale ou n’est pas, c’est tout. En tant qu’Homo sapiens, c’est insupportable et vexant. Comment inscrire du spirituel et du magique dans un tel contexte instinctuel ? Ce sera pour chaque Société, pour chaque culture, depuis l’origine de notre espèce, un des pensums les plus astreignants pour échapper à notre identité de Primate.
La sexualité n’obéit qu’aux pulsions génétiquement programmées
comme l’érotisme est un contre-pouvoir face à l’instinct de procréation
la sexualité n’est pas érotique.
Aborder la fonction érotique de l’invalide mental oblige donc à soulever la question de l’intelligence restante dans l’élaboration des comportements et des affects. Le mot même de « sexualité » doit être désormais manié avec précautions puisque pour nous il n’appelle que des représentations de bonne santé génitale. Opposons-lui le terme d’érotisme pour qualifier ce devoir d’évasion de notre passé originel. L’érotisme est un humanisme. Certes, mais quelle promesse d’émancipation est offerte à une personne amputée d’une partie de son intelligence ? A quel projet de dépassement de soi est-elle autorisée ? N’y a-t-il pas là un troisième motif d’incertitudes hypothéquant leur libre choix de vie privée, un troisième facteur de risque d’exclusion ?
Reste l’amour. La pomme pour la soif de… bonne conscience. Un acompte de liberté par qui le scandale arrive, je veux dire, une provision versée au comptes et profits de professionnels sincèrement engagés, mais qui calculent encore leur courage à l’économie. Le niveau de tolérance a évolué, notamment dans les institutions mixtes, et des pensionnaires qui s’aiment ne sont plus censurés avec la même méchanceté qu’autrefois, mais leur donne-t-on les moyens de « le faire » cet amour qu’ils éprouvent ? L’indépendance affective ne donne pas accès à une connaissance érogène des corps. L’amour ne possède aucune des clefs du plaisir, l’amour ne sait rien faire d’autre que d’amoindrir le dégoût que l’on éprouve naturellement les uns pour les autres… Non, s’atteler ici au droit d’ingérence dans l’intimité d’autrui n’est pas une tâche achevée lorsque perdure l’interdit d’en jouir ! C’est lorsque l’on permettra à chacun d’aller au bout de son besoin d’aimer, que la volonté de comprendre le handicap mental rejoindra le devoir de sauvegarder sa part d’humanité.