L’échec d’une éducation à la santé ?
En cette fin de siècle, notre société est indécise, politiquement instable, à la croisée de nombreux courants d’opinion contradictoires, mettant notamment en opposition radicale des sentiments de peurs, un rejet de la violence et de l’insécurité, face à des aspirations de qualité de vie privée et de confort matériel… L’éducation, l’information, sont donc plus que jamais en première ligne d’un recadrage d’une « modernité » qui se cherche des racines enfin plus solides. Dans ce contexte, qui trouve ses premières expressions dans l’immédiat après-guerre, l’éducation sexuelle est emblématique de ces 50 années d’innovations médiatiques, de tentative de réduction des inégalités sexistes, de procréation consentie, de lutte contre les maladies sexuellement transmissibles, mais aussi d’espérances utopiques, de démagogie, de résistance des tabous et pour tout dire d’échecs à inaugurer de réels changements dans les comportements et les représentations idéologiques de la sexualité.
Ce qui est intéressant dans l’événement qui réunit les professionnels de santé publique aujourd’hui, venant les uns et les autres d’horizons différents, c’est de pouvoir rappeler que tous nos repères, nos outils de communication, notre enrichissement culturel, et notre vie quotidienne, ont effectivement plus évolué en cinquante ans qu’au cours des deux siècles précédents. Si ce sentiment de modernité confortable nous offre une vision assez homogène du monde, elle ne doit pas masquer les divergences qu’elle accroît entre les peuples, et son incapacité à vaincre l’emprise des superstitions et des intérêts corporatistes.
Si la mondialisation de la culture occidentale est l’une des nombreuses conséquences de la réorganisation géopolitique du monde dès 1946, il faut donc se méfier de tout ramener à ce repère historique, aussi spectaculaire soit-il : dans les sciences humaines les anniversaires s’inscrivent dans une continuité, chaque époque s’imprime dans le présent, au même titre qu’une couche de sédiments géologiques permet la lecture de l’histoire du sol, étape par étape. Cette généalogie est particulièrement présente en matière de sciences humaines, où l’enchaînement des concepts et des enjeux moraux s’inscrit dans un « éternel recommencement ».
L’Histoire des civilisations atteste que les comportements sexuels sont soumis à l’arbitrage de la collectivité (instances politiques et hiérarchies religieuses) avant d’être représentatifs d’un destin singulier. Notre société contemporaine n’échappe pas à la règle. En ajoutant à ces tutelles traditionnelles les promesses d’une garantie sanitaire, la normalisation des plaisirs est soumise à un patronage sécuritaire de plus en plus austère. Au terme d’un siècle de prophylaxie antivénérienne et de 50 ans d’efforts éducatifs, le bilan est sujet à controverse, illustrant la complexité de l’ajustement des impératifs de protection sociale au respect des libertés individuelles.
Confrontés au niveau d’exigence prôné par les pouvoirs publics, les constats sur le terrain son inégaux et parfois décourageants : prévalence des MST, grossesses chez les mineures, comorbidité VIH-toxicamanies, baisse de l’espérance de vie des liens conjugaux, violences sexuelles ou désinformation des jeunes… sont autant de défaites qui inspirent une réflexion critique qui se déploie en trois étapes, tant il est vrai que ces 50 années exemplaires ont du en réalité amortir bien des chocs, subir bien des manœuvres de récupération, que je propose de schématiser sur trois plans.
1950 : Hollywood fait main basse sur l’éducation
Il est utile de rappeler que l’après-guerre est marqué sur le plan de l’évolution des mœurs par l’irruption du cinéma américain comme étalon de la modernité. Cette incitation à l’éveil des libertés individuelles atteint surtout la jeunesse, qui sert de cible et d’emblème du retour à l’espérance de prospérité et de joie de vivre. Ce sera cependant pour une génération d’adeptes de James Dean et de Nathalie Wood une période de transition ambiguë, car le conservatisme des idées n’est pas encore entamé. En France, la même inadaptation des outils éducatifs aux appétits de la jeunesse subit les mêmes revers en termes de santé publique. Mais c’est tout de même sous cette poussée libérale nord-américaine – documentée par les « révélations » de l’enquête pilote sur les comportements sexuels publiée par Alfred Charles Kinsey – que des initiatives d’éducation populaire sont engagées dans les médias (à l’actif des pionniers de la sexologie française, de Pierre Vachet à Georges Valensin) et à l’école (notamment dans les établissement privés) pour deux décennies.
1970 : l’utopie révolutionnaire
L’intégration dans un même creuset idéologique, du rejet des icônes du pouvoir colonial et de la dictature du capital, et de la vulgarisation des psychologies humanistes, accrédite des nouveaux courants de pensée à l’échelle du monde occidental. A cet égard le mythe d’un « mai 68 » typiquement français est un leurre démagogique particulièrement stérile : le concept de « globalisation » d’une pensée unique est déjà à l’œuvre dans cette effusion de liberté sexuelle qui atteint presque toutes les couches sociales et qui butte sur les contre-forts des dogmes religieux. Cet affaiblissement des censures morales oblige les institutions à légiférer, comme chacun sait, sur les questions touchant à la contraception, l’interruption de grossesse, mais aussi l’information sexuelle ou la pornographie… Si ces avancées ont atténué les discriminations des minorités atypiques (homosexuelles ou féministes par exemple) et ont permis au corps social de passer le cap d’une surenchère individualiste, leur ambition a été révoquée dès 1984 par l’irruption de la pandémie du sida qui a balayé dans l’imaginaire collectif les progrès des dernières « trente glorieuses ».
1990 : la sexualité malade de la médecine
En reprenant du service comme au début du siècle, sur ordre de mobilisation générale face aux nouveaux périls vénériens, le corps médical s’est engagé dans une bataille ingrate : sauvegarder les bénéfices acquis, s’impliquer à fond dans la lutte contre la maladie et collaborer aux actions d’une veille sanitaire généralisée. Il est chaque jour plus évident que la tâche est inachevée. Pour commenter ces déboires et la persistance des risques (contaminations, grossesses, etc.) l’hypothèse habituelle consiste à incriminer les errements de la recherche ou la timidité des campagnes d’information ; une hypothèse plus avancée renvoie à l’idée qu’en faisant main basse sur la sexualité les médecins en orchestrent une simplification illusoire. Je dirais que le zèle impliqué dans la promotion du préservatif va de pair avec le plébiscite du Viagra : des considérations économiques et corporatistes gauchissent les enjeux d’ordre sanitaire et pédagogique. Le concept de « fracture sociale » est un douloureux rappel à l’ordre. La présomption « d’innocence », au sens d’une docilité bienveillante, des divers acteurs de la « chaîne sexuelle » est une illusion. C’est dans le partage des savoirs et l’interdisciplinarité des interventions, dans la critique des appétits financiers et des arrières-pensées politiciennes, mais aussi dans le respect des sensibilités confessionnelles et des choix personnels, qu’une éthique de la prévention et de l’éducation sanitaire peut être validée.
Eduquer ou guérir ?
Comment conclure de façon à la fois réaliste et constructive ? La pédagogie à la vie sexuelle est pavée de bonnes intentions… depuis qu’elle est devenue le prototype d’une promesse de liberté sexuelle. Or, la liberté intégrale est précisément à l’opposé de tout projet éducatif. Si le bilan est aujourd’hui si peu flatteur c’est parce que cette ambiguïté n’a pas été levée : tout en s’impliquant dans des promesses de bonheur, tout en suggérant que l’abandon des préceptes moraux qui fondent notre civilisation est une subversion présentable, « l’éducation sexuelle » s’est simultanément dotée de messages de persuasion anti-conceptionnels, anti-vénériens, anti-septiques, anti-viraux….anti-sexuels, qui n’ont atteint que les jeunes, qui savent faire semblant d’obéir, et les imbéciles qui sont le plus souvent chastes et dociles. La foule des anonymes ne s’y est pas reconnue.
Puisque notre culture craint la débauche, condamne l’exhibition des désirs, ne tolère l’expression de la jouissance que chez les poètes, codifie les émotions contre-natures dans une langue de bois, ignore l’avidité érogène du dégoût et de la violence… il faut abandonner une fois pour toute ce marché de dupes : l’éducation sexuelle n’est pas une pédagogie de l’amour. Il faut aboutir au clivage définitif entre vie privée et vie publique. A chacun ses responsabilités. Aux clercs, aux praticiens, aux juristes, aux parents, de s’impliquer dans les arcanes des conduites individuelles ; à l’Etat, de rappeler à tout un chacun que les comportements sexuels relèvent de sa tutelle, surplombant dans sa Constitution laïque les préceptes confessionnels. S’il est urgent d’instruire et de prévenir des « dangers » qui menacent les ignorants et les novices, « l’éducation sexuelle » à venir ne doit plus rien concéder à la démagogie et ne se consacrer qu’à deux tâches : une information médicalisée, scientifique, objective, scolaire au sens le plus strict du terme, et une éducation civique, rappelant la Loi, les textes, les principes, les institutions, et les raisons qui produisent une discipline normative des comportements.