Les champs d’activité de la sage-femme, tels qu’ils sont définis par les textes réglementaires actuels, permettent-ils à la profession d’être réellement présente sur l’échiquier des divers acteurs de santé concernés par le fait de donner la vie ? Qu’il soit permis d’en douter. En effet, à l’élargissement considérable des actions de prévention et de bonnes pratiques ostétricales, s’ajoutent des tâches nouvelles que la médicalisation renforcée du suivi de grossesse et de l’accouchement juge encore trop subsidiaires. Pourtant, chacun s’accorde à penser qu’il est dommageable pour la mère et l’enfant de détacher l’événement crucial de la naissance du vécu global de la parentalité, autrement dit, de morceler l’existence de la femme enceinte en parties disjointes ; d’un côté la priorité à l’eutocie et à ses suites immédiates, et de l’autre, l’ébauche d’un dialogue facultatif concernant la vie familiale, l’insertion sociale, les croyances, la contraception à venir peut-être… un ensemble sympathique, au sens premier du terme, qui tend à lever l’anonymat d’une hospitalisation… sans hospitalité.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Faute de temps disponible à plus d’échanges personnalisés, dit-on, mais n’est-ce pas d’une personne précisément dont il conviendrait de renforcer l’affirmation de soi et le narcissisme en pareilles circonstances ?
Cette instrumentalisation moderne de la nativité fait donc la sourde oreille à l’évolution des mentalités parturientes, issues de tous horizons, désireuses d’intégrer désormais la maternité dans la biographie de leur vie privée. Qu’est-ce à dire en pratique quotidienne pour la sage-femme ? Quel « devoir de compétence » implique ce droit d’ingérence dans la sexualité d’autrui ? Quelles limites néanmoins ne doivent pas être franchies face à des aveux qui relèvent de situations hors-la-loi ?
Le Non-lieu de la sexualité
La « loi du silence » prévaut en gynécologie-obstétrique sur les sujets qui touchent… au sexe, du moins dans sa version comportementale érogène. Un tabou dont l’exégèse n’est pas l’objet de cet article mais qui traduit un état d’esprit du milieu soignant peu favorable à l’écoute et à la compassion. Ainsi, tout se passe comme si la grossesse était un événement détachable de tout antécédent émotionnel, sans étymologie, hors-jeu et hors les lois de l’amour et du hasard.
Une omerta en quelque sorte capable de gommer l’histoire du geste qui a manifestement abouti à la rencontre fortuite d’un spermatozoïde et d’un ovule. De quel geste s’agit-il ? Nul de le sait et ne souhaite en connaître les tenants : un moment de vie génitale incognito, une césure. Sous les auspices récents du dire de la psychanalyse sont posés malgré tout quelques jalons, relatifs au besoin d’enfantement confronté au « désir d’enfant », aux représentations plus ou moins traumatiques des enjeux de sa naissance mis en perspective avec le danger de mort de la filiation biologique, par exemple. Du côté des « nouveaux pères » une rhétorique consolante donne à penser de façon symbolique le partage de la pénibilité de la grossesse et des responsabilités éducatives ultérieures… Mais la plus grande discrétion – disons plutôt réticence – entoure le récit de la gestuelle primitive qui a inoculé leur sperme in utero. Si, tout de même, une exception confirme cette règle du non-dit de la copulation, lorsque précisément dans le cadre de la procréation artificiellement assistée il est clair que les sexes sont blanchis de tout risque d’impudeur, n’ont en quelque sorte servi que la cause du bébé à naître, sans en jouir.
Or, c’est bien là que le bât blesse, au sujet de ce qui profite ou non à chacun de ce rapport sexuel fécondant, à savoir, de ses effets collatéraux dans la sphère de l’effervescence sensorielle et sentimentale que le coït provoque. Mais pas question d’en connaître le superflu, l’agencement des suberfuges et des manigances qui l’ont inspiré : l’essentiel, désormais est d’en tirer parti, si j’ose dire, afin d’en solder les attributions, que ce soit sur le mode de l’IVG, ou de l’accouchement. Peu importe, en fin de compte, que l’orgasme en ait ou non magnifié le déroulement, la sexualité ne relève ici que d’un « supposé savoir », indicible. Comment présumer qu’un tel déni puisse contribuer à équilibrer performance technique et respect de la féminité ? Simple comme bonjour. Il suffit de présupposer que les femmes n’ont rien à dire. Et, en effet, elles n’ont habituellement rien à confier à un corps médical repu d’examens complémentaires et peu enclin à partager des secrets d’alcôve.
Est-ce bien ainsi que toutes les femmes sont heureuses d’accoucher ? N’ont-elles vraiment aucune confidence à faire ?
la sage-femme est l’emblème de la féminité, représentation totémique de la maternité
Vers une pratique sélective de l’empathie
Si une majorité silencieuse tait son enjouement ou son anxiété, certaines femmes méritent une attention particulière parce que cette maternité-là les abîme. Les quelques contacts qu’elles engagent avec des soignants disponibles sont parfois les seuls moments au cours desquels elles manifestent des velléités de bilan de santé. Peuvent-elles aller au-delà avec pour interlocutrice leur sage-femme ? Je le pense, car dans l’imaginaire collectif son « image » la distingue des autres catégories de soignants : la sage-femme est l’emblème de la féminité, représentation totémique de la maternité évidemment, mais aussi figure de la femme tout court, si l’on peut dire, c’est-à-dire effigie de proximité, accessible, complice, compréhensive, à qui l’on devrait pouvoir prudemment se livrer…
Comment expliquer un tel crédit ?
En pratique de soins le colloque singulier est généralement étayé par deux mécanismes relationnels : un processus d’identification de type parental et un mouvement d’empathie plus ou moins net de la part du soignant.
Les repères traditionnels du rapport médecin-malade confluent toujours peu ou prou vers un rapport de force de type parental en effet, au sens d’une prise d’autorité requise d’office pour assurer le bon déroulement des soins, parfois même au détriment du consentement « éclairé » des patients… Un dispositif moins charismatique, et en quelque sorte dissident de ces rouages inconscients de l’action thérapeutique, concerne leur accointance avec le personnel soignant « subalterne » : c’est à lui, grâce à lui, que peut s’établir un mode de transfert original que je qualifie de type fraternel, pour le distinguer du précédent et lui attribuer des fonctions spécifiques. À la maternité, s’agissant de surcroît d’une population de femmes a priori en bonne santé, le dispositif transférentiel paternaliste est contesté au profit d’un mode de communication simplifié, plus cordial, direct, pragmatique, mis en scène par la sage-femme, qui occupe donc, à mi-parcours entre les pôles extrêmes de la hiérarchie médicale, cet avant-poste de l’humanisation de l’obstétrique que réclame nombre de femmes aujourd’hui.
Mais la sage-femme est aussi créditée d’une capacité d’empathie qui renforce encore son droit d’ingérence auprès des couples.
Ce modèle théorique de fraternisation s’appuie principalement sur trois modes d’action : la loyauté, la directivité et l’intelligibilité. En d’autres termes, tout se passe comme si une incontestable complicité – réelle et symbolique – permettait à ces échanges d’accéder à un degré d’authenticité comparable à la transparence qui peut lier des sœurs entre elles dans leur mode d’expression et de compréhension réciproques. Ici, ces affinités sont renforcées par un sentiment je dirais, de « solidarité de classe », qui prédispose à une authentique ouverture sur des questions quotidiennes de vie affective, de précarité sociale, de prévention d’une nouvelle grossesse peut-être, de réparation anatomique, bien évidemment de soins à prodiguer au bébé… et de reprise des « rapports ».
Mais la sage-femme est aussi créditée d’une capacité d’empathie qui renforce encore son droit d’ingérence auprès des couples.
Toujours est-il qu’il convient de distinguer le processus d’empathie, de celui qu’exerce en pratique quotidienne la plus élémentaire sympathie. Cette dernière offre en effet au soignant de façon occasionnelle ou méthodique un moyen convenu de ritualiser un mécanisme de contagion émotionnelle, certes bénéfique au dialogue, mais où chacun conserve son quant à soi. Dans l’empathie – telle qu’en crée le concept en 1873 le philosophe allemand Robert Vischer – un phénomène de « résonance » débouche sur un partage des émotions d’autrui de manière beaucoup plus fusionnelle. Cette proximité s’exerce vis-à-vis de la sage-femme avec d’autant plus de réverbération qu’il s’agit d’échanger ici des paroles entre femmes, des paroles de mère, et qu’un présupposé de connivence « féministe » la nourrit.
Toutes les vérités ne sont pas bonnes à entendre
Or, il va de soi que s’impliquer professionnellement au point d’éprouver le même ressenti que ses patientes fait courir des risques de déconvenues. De manière doctrinale, idéale, l’usage d’une bonne pratique de l’empathie consiste à bénéficier de ses prérogatives, mais certes en les dominant. Autrement dit, cette image exemplaire de la sage-femme modèle, débouche sur une contrainte que l’expérience, le bon sens et une formation complémentaire parfois permettent de maîtriser : il s’agit d’établir la bonne distance thérapeutique qui, sans altérer les marques de confiance qui s’installent spontanément avec les patientes, permet de ne pas se laisser submerger par leurs émotions. Cette autorégulation est d’autant plus délicate que la biographie de la sage-femme a peut-être laissé en mémoire chez elle des traces analogues au vécu des femmes dont elle a la responsabilité. Une telle collusion n’est-elle pas un défi à l’éthique professionnelle ? Non, bien au contraire, ces liens exceptionnels sont finalement très utiles, chacun y trouvant son compte de valorisation narcissique.
Si la sage-femme est bien « l’ingénieur de la naissance », et que la vie tient évidemment à la sexualité qui l’a conçue, la sage-femme est donc sexologue par vocation et par devoir.
Deux catégories de situations doivent cependant être distinguées.
Premier cas de figure, le plus fréquent : les « confessions » des patientes trahissent un manque d’information sexuelle, des appréhensions concernant la relance de la libido, ou encore des inquiétudes d’ordre esthétique à propos de l’allaitement, la quête de légitimité a posteriori d’une activité sexuelle inhabituelle durant la grossesse ou à l’opposé, d’une abstinence prolongée après l’accouchement, des informations sur la contraception, par exemple. Ces demandes ne sont pas anodines puisqu’elles peuvent à court terme mettre en péril la qualité de vie érogène du couple. Il y a urgence donc pour la sage-femme interrogée de pouvoir neutraliser au plus vite ces signes d’alarme, de les prendre au mot à mot en renseignant la patiente le plus correctement, le plus fraternellement possible…
Mais il faut envisager le pire, les zones sombres de la sexualité, la descente aux enfers dont la grossesse non consentie signe l’opprobre. La sage-femme peut être psychologiquement menacée par des aveux spontanés ou d’irrépressibles suspicions, enracinant la naissance dans une généalogie de la honte, de la haine, faisant de l’enfant l’otage du dégoût et de la violence. Être témoin obligé d’actes que la loi condamne, renvoie à une tout autre attitude de la sage-femme, lui impose d’autres obligations. Comment rebâtir des repères qui permettent d’accompagner sans trahir, de protéger sans compatir ?
Dès lors, les mécanismes d’alliance se grippent, devant le refus qu’opposent souvent les femmes de démasquer leurs secrets de famille, ou parce que ces révélations créent un malaise moralement inacceptable, stigmatisent des comportements que la sage-femme réprouve avec une réelle antipathie. En amont de la grossesse il y a donc bel et bien toutes les formes possibles « d’amour », des plus romantiques au plus abjects. De l’aveu de violences conjugales à l’inceste, du déni de grossesse au viol en réunion, un enfant va naître malgré lui, et c’est la sage-femme qui va en premier le porter à vivre !
Si la sage-femme est bien « l’ingénieur de la naissance », et que la vie tient évidemment à la sexualité qui l’a conçue, la sage-femme est donc sexologue par vocation et par devoir.