Article du docteur Jacques Waynberg publié dans la revue A.I.M. (Actualités Innovations Médecine), en mai 2008.
Dans les sociétés opulentes, les rapports qui se tissent entre la mode et la santé sont des liaisons d’autant plus dangereuses que nul n’y veille ; il a fallu tout récemment le scandale de la « squelettisation » des mannequins de haute couture pour que la médecine s’empare d’un dossier de santé publique qui ne fait honneur ni au goût ni à l’intelligence.
Bref, avec les beaux jours annoncés, s’installe le désir de vaincre l’anonymat des corps emmitouflés et de conjurer l’angoisse de ne pas plaire.
Le printemps est la saison de la laideur. C’est du moins ce que fait redouter à pareille époque la déferlante médiatique des incitations à se rendre jolis. L’invitation s’adresse principalement au deuxième sexe, mais quelques hommes, dit-on, se glissent dans leurs rangs : faire peau neuve ou périr d’ennui et de solitude ! La route des vacances ne s’annonce joyeuse qu’au prix d’un inventaire sans concession des poids et mesures de la carcasse. Vivre par 50° de latitude Nord rend la population particulièrement sensible aux rythmes saisonniers, puisque l’année se déroule grosso modo en deux temps, celui de l’hivernage et celui de la parade : les ventres au soleil sont moins laids quand il fait chaud. La météorologie n’est pas qu’une science approximative des pressions atmosphériques, elle fixe aussi les dates de lancement des ravalements de façades et des chantiers de restauration des superstructures molles. Bref, avec les beaux jours annoncés, s’installe le désir de vaincre l’anonymat des corps emmitouflés et de conjurer l’angoisse de ne pas plaire. Mais en réalité, ce n’est pas la beauté qui est l’enjeu de cette bataille, c’est la norme, l’uniformisation des volumes et des couleurs, autrement dit : la mode. La mode est un conte de fées qui permet de s’évader… enchaînés aux autres, le temps d’un lifting de l’imaginaire.
Quelle riposte envisager face à cette hécatombe de l’intelligence ?
Comment parler sérieusement d’hygiène de vie, de maîtrise des tics alimentaires, de sauvegarde du sommeil ou de lutte contre la sédentarité, lorsque le rouleau compresseur des industriels de la chair invite les femmes à croire aux contes de fées ? Les promesses des soins profonds reconstituants et réparateurs, antiaffaissements et antifragilisation valent déjà leur pesant d’or, mais la tendance étant cette année de leur assigner une action… tout en dormant, le duel avec les propos de bon sens du généraliste est inéquitable ! Mincir a beau être décrit comme la caricature du conformisme bourgeois, l’obsession du rituel de déstockage anticellulite, resculpteur à triple réduction centimétrique, ou du lissage des rides au plancton et au silicium, contamine toutes les classes sociales.L’effet antiâge est un slogan inoxydable. Dans la propagande glamour, perdre des kilos c’est rajeunir. Même si vous le valez bien, le bluff dépasse les bornes mais il fait rêver. Zéro défaut, enfin ? à tête reposée, plus personne ne croit possible de repulper les seins en 3D, ni d’être plus belle aujourd’hui qu’à 20 ans grâce à la texture magique des crèmes multiperfection, des extraits de néflier du Japon, de baobab ou d’eau de bambou… D’autant que chacun sait que la beauté se mesure à la toise de l’amour qu’elle inspire. Toutes les femmes aimées sont belles parce que le désir leur donne une âme : « Dieu, que tu étais jolie ce soir au téléphone ! », s’écria Sacha Guitry, sans ironie.
Mais en quoi un tel réquisitoire anticonformiste concerne-t-il le praticien ?
C’est qu’en réalité, la mode n’est pas seulement l’ennemie de la raison et des cartes de crédit, elle soulève des questions de santé publique. Les doléances de rénovation esthétique par exemple ne sont véritablement arbitrées que depuis la loi Kouchner de 2002. Aux dires des caciques de la profession, 30 % des demandes de retouches sont refusées faute de légitime disgrâce… et par crainte de mesures de rétorsion des assureurs. En pratique quotidienne néanmoins les préavis dissuasifs du praticien sont contournés par l’accès direct des dysmorphophobiques en herbe vers leur chirurgien… Autre cible de l’autorité sanitaire contre les conventions esthétiques du moment : le soleil. La recrudescence des cancers de la peau, des photosensibilisations médicamenteuses, des problèmes oculaires, des effets thermiques et des risques de déshydratation du bronzage des visages pâles a contraint l’OMS en août 1999 de publier un « aide-mémoire » de recommandations qui relèvent pourtant du simple bon sens, notamment en ce qui concerne les enfants et les ados ! En intervenant en amont auprès des jeunes, en leur démontrant le peu de vertu durable de leur ralliement aux codes de leur tribu – tatouages, piercing, anorexies volontaires – il est possible d’agir à contre-courant de cette dictature de l’éphémère. L’État s’implique dans ce duel (en février 2007 à propos des piercings, en avril 2008 contre la standardisation de la maigreur) mais il ne faut pas masquer la complexité de ces addictions : si les adultes en attendent un effet « cicatrisant », les jeunes y jouent leur peau, inconsolables de ne pas s’aimer, convaincus d’une laideur à réparer coûte que coûte.
Image : Vénus à son miroir, Diego Velàsquez, 1647-1651, Huile sur toile, National Gallery, Londres