Article du docteur Jacques Waynberg publié dans le numéro 124 de la revue A.I.M. (Actualités Innovations Médecine), en mars 2007.
Le mot désir est trop célèbre pour être propice à la réflexion. Il est le blason des expressions fourre-tout qui balisent les conversations et les articles de vulgarisation. D’emblée, s’agissant de la fonction érotique féminine la controverse renvoie à Shakespeare : to be, or not to be, en avoir, ou pas… Or, depuis que la sexologie est sollicitée par les éclopées de la libido, l’interprétation de cette étape cruciale de la vie intime bute de façon occulte sur la question de la norme. Récusant cette simplification préconçue, cet article propose de placer la discussion sous l’angle de la généalogie de la féminité, et non plus sous la tutelle des seules valeurs sociales politiquement correctes, ou des arbitrages thérapeutiques hasardeux.
Peu m’importe de vivre dans un monde d’hommes tant que je peux y être une femme.
Marilyn Monroe (1926-1962)
La frigidité est un vilain défaut
Nul auteur contemporain ne s’est risqué à faire l’éloge de la froideur féminine, bien au contraire, l’emprise des dogmes freudiens misogynes sur les sciences humaines a fait de l’indifférence de certaines femmes pour l’érotisme une question de santé mentale. Il faut reconnaître néanmoins que la traduction française des évangiles freudiens n’offre pas la rigueur et la précision de la langue germanique originale : le cafouillage des énoncés théoriques en affaiblit définitivement l’intérêt. Comment accorder par exemple le moindre crédit à la plume de Françoise Dolto affirmant que « la frigidité est l’insensibilité génitale de la femme au cours du coït ; elle ne supprime cependant pas la possibilité des rapports sexuels, mais se caractérise par une absence de désir de la femme pour le coït, l’absence de sécrétions vulvo-vaginales, l’absence de plaisir et d’orgasme » ? L’amalgame que suggère ici le concept de désir génital crée une ambiguïté illisible aujourd’hui. Il n’est plus possible de confondre l’intentionnalité et l’anorgasmie, la mélancolie et le silence des organes, l’aversion du passage à l’acte et les aléas de la physiologie… Jouir, n’est pas de même nature que d’exprimer le désir de jouir. Le vocabulaire sexologique (voir AIM n° 119 d’octobre 2006) demeure l’otage du langage populaire et le mot « frigidité » en est ici le parfait exemple. Importer dans le lexique savant un terme aussi chargé d’histoires à l’eau de rose implique d’en limiter la signification à une problématique plus restrictive, d’en réduire la portée à la seule démotivation érotique.
Une fois circonscrite à des valeurs opportunistes d’option de vie privée, l’inaction sexuelle ne se pose plus en termes de culpabilité et d’opprobre, mais de libre choix : si le désir de faire l’amour fait relâche ce n’est pas un péché et encore moins une maladie, c’est que « quelque part » dans l’histoire de cette femme, la transaction érotique n’a plus sa place. Le corps, le corps féminin tout particulièrement, est le matériau central du travail du désir, parce qu’il n’est jamais soustrait dans un couple à la surveillance du partenaire. Désinvesti, le corps devient donc l’enjeu d’un chantage, d’une rupture de contrat de sous-location de son sexe, un refus d’assistance à virilité en péril… Pour une femme, faire corps à son désir, c’est se livrer, se donner à la convoitise de l’autre, que ce soit par amour, par habitude ou par dépit. La féminité, inlassablement, se déploie dans un univers non-euclidien, hermétique, où le secret et la surabondance de chair font voir et entendre sa singularité… Si les thérapeutes nourrissent l’espoir de clarifier ses dysfonctionnements, c’est parce qu’ils imaginent que le désir peut s’instrumentaliser en appétence coïtale, que l’indicible peut s’incarner en besoins de jouir. C’est ignorer les rapports que la frigidité entretient avec le narcissisme. S’il existe mille et une façons de se refuser, toutes convergent vers un unique objet qui est l’autodéfense du Moi. La « migraine » n’a plus autant qu’autrefois droit de cité dans les mésententes conjugales, mais d’autres subterfuges ont pris la relève pour signifier une fin de non recevoir à de vaines tentatives d’exercer une sexualité fourbue et dérisoire. En somme nul ne sait jamais, du dégoût ou de la détresse, quel est le primum movens d’une telle démission, mais en s’affranchissant du carcan du « devoir conjugal » la femme frigide fait l’éloge de son droit de réserve.
Le blues de la « génération mai 68 »
La révolution sexuelle n’a pas eu lieu. Le nouveau contrat social mis en place pour libérer les corps et délier l’imaginaire n’a pas survécu au reflux des valeurs cardinales de la société française. À terme, l’essor du féminisme n’a pas fait renaître le dispositif libertin du XVIIIème siècle, mais renforcé au contraire le droit des femmes de dire non au label d’un « éternel féminin » cupide et docile. Vénus désobéit. Il ne faut donc pas confondre sous le masque de la tempérance la femme vertueuse et la femme blessée. Les manifestations tangibles de satiété et d’apathie mettent en scène les mêmes mimiques, les mêmes répliques, les mêmes refus du romantisme glamour, mais l’enjeu mélodramatique est différent : l’abstinence est pour l’innocente un art de vivre la sexualité en miniaturisant la féminité ; le jeûne sexuel de la cabossée métamorphose la dépression en punition. Dans les cours qu’il professe dans les années 1930 sur Les concepts fondamentaux de la métaphysique, Martin Heidegger (1889-1976) fait de l’ennui « la tonalité fondamentale » de l’être. Or, si l’ennui fait le lit de la mélancolie, il peut induire chez les femmes intelligentes la volonté de remblayer le fossé qui se creuse entre un idéal d’affirmation de soi et un vécu quotidien grincheux. Se sur-passer. Sur-vivre. Autrement dit, ce n’est peut-être pas le désir qui trace la ligne de départ de la fonction érotique féminine, mais la morosité et la fadeur initiale d’un corps à embellir. L’envie de l’Autre, l’attrait pour son pénis en érection, l’ardeur des tentations, seraient alors une conquête, un dépassement du stade zéro de magie du sexe biologique.
C’est à l’adolescence, ou plutôt lors de son requiem au lendemain des premiers coïts, que la fille devient femme en comprenant que son destin sexuel n’est pas gagné d’avance et que les hommes ne vont l’accompagner, même par amour, parce qu’il ne vont pas comprendre que son besoin naturel de fusion des corps n’est qu’un préalable à sa sexualité, et non une fin en soi. Les évènements que l’on qualifie pompeusement de vie sexuelle sont donc basés dès l’origine sur un malentendu. Alors que la verge est perpétuellement euphorique, le vagin débute le plus souvent sa carrière de « lieu de transit » dans la fadeur et l’indifférence. Rien, absolument rien, ne légitime a priori la pression qui s’exerce sur les femmes pour qu’elles déclarent que le remplissage de leur vagin les comble de joie et qu’elles en ont envie. A ce stade minimaliste, pour la majorité d’entre elles, il n’est pas question de crâner. Les débutantes finaudes par contre, souscrivent sans tarder aux attentes masculines de signes extérieurs de zèle érotique et apprennent à tricher : la simulation n’est pas un vilain défaut, mais l’expression d’un désir par procuration. L’expérience clinique prouve d’ailleurs que les hommes n’y voient… que du feu. La métaphore calorifique n’est-elle pas à la sexualité ce que l’imagination est à la poésie, une manière de féconder l’inconscient ? « Le feu sexualisé, écrit Gaston Bachelard en 1938, est par excellence le trait d’union de tous les symboles. Il unit la matière et l’esprit, le vice et la vertu […] il est le principe d’une ambiguïté essentielle qu’il faut sans cesse avouer… ».
Décliner le thème du désir pose avant tout un problème de définition et de critique des idées reçues. Faut-il que le désir féminin croise celui d’un partenaire exalté pour valoriser pleinement sa fonction érogène ? Non, rappelle Jean-Noël Vuarnet, historien des « saintes extases féminines », la femme accède parfois à de tels états modifiés de conscience érotique que leur potentiel vise bien au-delà de la sphère génitale et des stéréotypes masculins… La biographie intime d’une femme se conjugue à l’infini autour des verbes auxiliaires être et avoir : l’expression être désirée se pose ainsi en rivale de celle d’avoir du désir. Ce duel montre combien dans le couple d’amants l’attirance et les besoins circulent en boucle rétroactive, pouvant ainsi se potentialiser, mais aussi s’annuler. Le désir féminin n’est donc pas l’unique responsable des succès de l’intimité conjugale, l’envie se mérite : il n’existe pas de fringale érogène sans des corps qui en assurent convenablement le scénario. Cliniquement, l’anaphrodisie primaire et irrévocable est rarement dénoncée en consultation, les demandes d’assistance portent sur le constat d’un déclin des motivations, la perte de repères familiers, la baisse « anormale » du désir, d’un affadissement des rituels, que le motif soit lié à l’usure du temps ou la maladie. Mais quelle prise en charge proposer puisque les troubles allégués n’engagent pas d’enjeu vital et ne relèvent que d’entraves subjectives à la satisfaction de démangeaisons génitales aléatoires ? Soigner la luxure ? Débaucher des pulsions futiles ? Finalement, le droit de visite dans le jardin secret des patientes n’est légitime que s’il leur offre un moyen de clarifier leurs frustrations, d’entamer une réconciliation avec elles-mêmes et leur féminité, si tant est cependant que le jeu en vaille la chandelle…
Désir – besoins – demande
Le terme désir est issu d’un emploi raccourci du verbe latin desiderare qui exprime initialement l’idée de privation, de manque ; cette arrière-pensée de pénurie, de carence, s’efface dès 1050 au profit d’un sens plus positif, plus effectif, ouvrant la perspective de sa satisfaction. Le désir est donc placé sur la chaîne sémantique entre un objet désirable et l’action qui permet de l’atteindre. Les psychologues diront qu’il n’y a de vrai bonheur à combler un désir que si des obstacles de tous ordres rendent son accès plus laborieux… C’est méconnaître la complexité des motivations individuelles à agir, composées entre pulsions instinctives et caprices divers. Empêcher l’apaisement d’appétits primordiaux tel que la nourriture ou la sexualité, par exemple, ne bonifie pas toujours leur satiété. Le désir est ambivalent, à la fois prise de conscience de soi et facteur de passage à l’acte, intelligence et préméditation.
Les besoins sont, en amont du désir, l’expression des régulations permanentes qui assurent l’équilibre biologique et psychologique de chaque individu. Entre les exigences d’ordre viscéral et les tentations factices des formatages socioculturels, la variété des pulsions est infinie. Leur classement dans l’optique platonicienne en offre une lecture particulièrement bénéfique au raisonnement sexologique. Distinguons les besoins naturels et nécessaires d’ordre vital impérieux, des besoins naturels mais superflus tels que la gourmandise et la luxure… des besoins ni naturels, ni nécessaires responsables pourtant des convoitises les plus pressantes des consommateurs de chimères et de conformisme tribal. Les besoins sont les forces encore invisibles des tendances d’un sujet, en représentent le bouillonnement tellurique, le magma inconscient : combien de vœux parfois contradictoires seront exhaussés dans une seule existence ?
La demande est l’expression du désir, sa mise en forme intelligible, son étalonnage normatif. En effet, aussi divers qu’ils soient les comportements qui traduisent une situation de manque à assouvir reposent tous sur un unique châssis qui est, le langage. Cette médiation verbale et gestuelle implique le passage obligé d’une parole s’adressant à autrui – l’Autre de Jacques Lacan – afin d’obtenir satisfaction, mais élabore aussi une stratégie ritualisée, une mise en scène du désir conformément aux aptitudes d’écoute et de compréhension des interlocuteurs. Dans tous les domaines de la vie courante et plus encore dans l’univers intime du couple, le mode d’expression de la demande est donc aussi capital à identifier que sa sincérité. Tout malentendu n’hypothèque pas seulement l’obtention de l’objet convoité, il instaure un climat d’instabilité relationnelle et aggrave les frustrations.
Objet et limites de la prise en charge
Le bonheur, prédit Pascal Bruckner, peut être vécu comme une malédiction, s’il n’est convoité que pour satisfaire la routine. Une existence insipide peut être heureuse néanmoins lorsque la banalité du vécu ne fomente aucune frustration sexuelle : une vie affective comblée suffit alors à servir d’antidote à la grisaille quotidienne. Généralement cependant, si une plainte pour « baisse du désir sexuel » est déposée en consultation, c’est que l’équilibre est rompu, qu’entre l’offre et la demande de plaisir l’un des protagoniste capitule.
Pourquoi ?
En pratique, le diagnostic d’organicité est une étape préliminaire. Les investigations gynécologiques, endocriniennes et métaboliques relèvent, à cette phase initiale de l’enquête somatique, de protocoles connus et standardisés. Sauf exception (maladie évolutive, handicap, traumatisme, chirurgie) les liens de causalité avec les aléas du désir ne sont jamais formels. Deux pôles d’intérêt sémiologique majeur interpellent le praticien. Le premier concerne comme à l’accoutumée la biographie sexuelle et érotique de la plaignante, artificiellement détachée de son contexte relationnel. L’interrogatoire tend à recueillir en amont de la crise actuelle, les faits marquants de son destin de femme, de sa préhistoire infantile au vécu de la fécondité. Cet inventaire repère son attachement passé à des préjugés hostiles, évalue ses motivations présentes à l’effort de changement… Mais la séquence la plus forte, qui fait basculer l’entretien dans un travail d’étayage véritablement sexologique, vise en second lieu à clarifier la question de la pénibilité du consentement. Un coït fastidieux n’est pas seulement fatiguant, il est surtout pénible… Il n’y a pas de dépistage crédible d’une privation du désir sans soulever la question de l’employabilité du sexe dans « l’entreprise érotique ». Une femme qui chôme disqualifie en réalité la sexualité qu’on lui propose sans panache.
Comment réhabiliter le bénévolat conjugal ?
Tout travail mérite salaire, et la rétribution ici, c’est l’orgasme. Jouir solde la peine à faire jouir l’autre. A ce stade, le volet masculin de la prise en charge devient essentiel. Si le désir féminin se dérobe c’est souvent parce que le coït est barbant. À tout âge, les femmes mal aimées congèlent leur libido. Que faire ? Tant que l’horizon des chimiothérapies de la volupté demeure lointain, l’entretien motivationnel est l’étalon or de l’engagement thérapeutique : informer, expliquer, inciter, encourager, rapprocher des partenaires prompts à démissionner, c’est « travailler la sexualité » pour qu’elle cesse d’être vécue comme une souillure, mais au contraire comme l’expression de sa dignité d’homme et de femme libres.
Et le cerveau, que montre-t-il ?
L’imagerie cérébrale vaincra-t-elle les obstacles du labyrinthe de la libido féminine ? Si la recherche a investi ce « continent noir » de la biologie de la reproduction cela est dû aux progrès spectaculaires des techniques d’investigations des neurosciences, mais ils se cantonnent encore, si l’on peut dire, à la localisation de zones cérébrales impliquées dans le vécu des émotions ; la visualisation de la volition, de la volonté ou du refus d’agir, appartient encore au futur. Chez l’animal – la star étant le campagnol des plaines du Middle West américain, dont la monogamie indéfectible reste énigmatique – deux peptides, l’ocytocine et la vasopressine, sont maintenant bien décrits. Ils jouent un rôle majeur dans l’activation de la substance grise périaqueducale pour le premier, du gyrus denté de l’hippocampe pour le second. Ce tandem est également étudié chez l’homme, permettant d’établir un premier distinguo entre les aires activées lors d’une excitation sexuelle et celles stimulées par les émotions liées à l’attachement. La prudence est néanmoins de mise dans un domaine où les variations individuelles sont la règle : les modulations moléculaires de l’affectivité ne sont pas encore reproductibles en laboratoire… Pulsion, désir, besoin, dépendent sans doute d’un travail d’intégration globale du cerveau. L’idée d’un rôle privilégié joué par le système limbique ne semble plus faire l’unanimité, du moins dans une version qui l’identifiait à un « état dans l’état » ; s’il n’est plus aujourd’hui le cerveau des émotions le complexe amygdalien et l’hippocampe interviennent indirectement dans la programmation comportementale instinctive. Lieu de stockage de la mémoire affective – et de capacitation de traces mnésiques consolidées au niveau cortical – la zone limbique joue un rôle majeur dans l’organisation libidinale en indexant les incitations érogènes à un répertoire d’expériences mémorisées de récompense ou d’aversion : le désir passe par la mémoire. Le rappel des gratifications antérieures et des procédures comportementales qui les ont obtenues, ordonnent la mise en jeu des réflexes conditionnés d’approche, de consentement et d’érotisation. Les structures associatives corticales prélèvent immédiatement cette impulsion desinhibitrice et la déploient, soit à huis clos sous forme de fiction fantasmatique, soit en induisant le passage à l’acte.
Références
- Cécile de Roggendorff : Lettres d’amour à Casanova, Editions Zulma, Paris, 2005.
- Jean-Noël Vuarnet : Extases féminines, Editions Arthaud, Paris, 1980.
- Françoise Dolto : Sexualité féminine, Editions Scarabée & Métailié, Paris, 1982.
- Joseph Ledoux : Le cerveau des émotions, Editions Odile Jacob, Paris, 2005.
- Jean-Didier Vincent : Biologie des passions, Editions Odile Jacob, Paris, 1986.
- François Jullien : Eloge de la fadeur, Editions Philippe Picquier, Paris, 1991.
- Geneviève Fraisse : Du consentement, Editions du Seuil, Paris, 2007.
- Gaston Bachelard : La psychanalyse du feu, Editions Gallimard, Paris, 1938.
- Pascal Bruckner : L’euphorie perpétuelle, Editions Grasset, Paris, 2000.