Un siècle de sexologie

Culture, Histoire

1895-2022 : plus d’un siècle de sexologie en quête d’avenir

« L’examen purement médical de la vie sexuelle, bien que devant toujours constituer le noyau d’une approche scientifique de la sexualité, est néanmoins incapable de respecter la complexité des liens qui unissent le sexe aux autres attributs de l’être humain […] afin d’en rendre compte, cette branche particulière du savoir doit être développée en respectant l’originalité de sa subordination vis-à-vis d’une science de l’homme globale, incluant toutes les autres disciplines, de la biologie à l’anthropologie et l’ethnologie, de la philosophie à la psychologie, de l’histoire de l’Art à l’histoire générale des civilisations ». Cette profession de foi n’est pas signée par l’un d’entre nous, endossant le rôle d’accusateur public pour dénoncer une hyper médicalisation à l’image d’une profession fragmentée, mais par le dermatologue Iwan Bloch (1872-1922) dans la préface de son ouvrage Das Sexualleben unserer Zeit (la vie sexuelle de notre temps), dont la troisième édition vient d’être publiée en 1908. Le livre développe une érudition encyclopédique qu’il qualifie pour la première fois de sexologique. Bloch partage son inspiration avec un autre pionnier, Magnus Hirschfeld (1868-1935), qui publie cette année-là la première revue dédiée à la « sexologie » : Zeitschrift für Sexualwissenschaft. Le bagage d’expériences cliniques et de recherches documentaires de ces auteurs ne date que d’une dizaine d’années ; qu’Iwan Bloch s’interroge sur l’étendue du territoire conceptuel d’une discipline qu’il est en train d’inventer, rien de plus légitime et visionnaire, mais que son plaidoyer n’ait pas pris une ride en cent ans, il y a là matière à revoir à la baisse l’éloquence des dynasties de sexologues post-modernes

Pour faire court, je vais écarter du propos l’analyse du retard considérable pris par les Français – l’entre-deux guerre, une quarantaine d’années, deux générations de praticiens – pour prendre place dans ces courants de pensée émergents issus d’Europe de l’Est ; je ne développe pas non plus les conséquences du séisme du 10 mai 1933 qui a marqué du jour au lendemain la dispersion sous la botte nazie d’une communauté scientifique et de ses archives ; d’autres régimes totalitaires – du franquisme au stalinisme, des dictatures d’Amérique du Sud au faschisme maoïste – ont efficacement contribué à censurer l’éclosion d’une liberté de penser la sexualité et d’agir pour l’étudier. Le fait est que pour un observateur néophyte, si la sexologie paraît naturellement exposée à des convulsions corporatistes, c’est parce qu’elle est encore impubère et toujours en quête de reconnaissance paternelle… A cet égard, la Médecine n’est que la dernière en date de ses familles d’accueil et, finalement, saccagée, discréditée ou récupérée et falsifiée, la sexologie n’a toujours pas joui du mirage de l’an 2000 : le chantier est en cours, tout reste à faire, toutes les questions sont encore en suspens. Iwan Bloch est notre contemporain.

Provisoirement mises à l’écart, les prohibitions d’ordre politique laissent apparaître trois facteurs de risque responsables du malaise ambiant : les errements méthodologiques, l’instabilité idéologique et la fracture linguistique.

Un premier constat s’impose : aucune doctrine n’a pu conserver une position dominante pour associer durablement le pluralisme des sciences humaines et la spécificité des innombrables questions liées à l’objet sexe. Chaque abdication conduit à une nouvelle prise de pouvoir, polémique par rapport à la précédente, et désireuse de conceptualiser son emprise. Il en est ainsi depuis plus d’un siècle : à l’apologie du conditionnement comportemental pavlovien -relayé après-guerre par le behaviorisme de Burrhus Frederic Skinner- fait concurrence l’engouement tatillon pour les différentes écoles de psychanalyse ; face à la fascination qu’exercent les neurosciences, philosophes et sociologues développent une contre-offensive elle-même tributaire des limites de l’utopie d’une citoyenneté mondiale ; plus récemment les incontestables progrès de la biologie se veulent garants d’une objectivité péremptoire, mais c’est faire peu de cas des thèses qui prônent une relecture plus éthique de la sexualité humaine, puisée aux sources de la philosophie morale d’Augustin à Vladimir Jankélévitch… Il est indéniable qu’un tel mouvement perpétuel des « chocs des savoirs » conduit à une impasse. L’échec ne porte pas seulement sur la multiplicité des hypothèses, mais de leur impossible métissage : c’est chacun pour soi, au grand dam des pédagogues !

Plus handicapant à long terme me semble-t-il, est l’absence de consensus à propos de l’objet même, des missions de la sexologie. A cet égard nous nous trouvons confrontés aux mêmes controverses qu’en 1908 : développer une culture sexologique, certes, mais pour quoi faire ? Pour quel dessein ? Pour obéir à quel courant de pensée sécuritaire, pour répondre à quel besoin de santé publique ? A l’évidence, le pastiche de sexualité normative qui s’internationalise n’est qu’un pot-pourri de l’individualisme de l’homme blanc : la recette n’est plus homologuée partout avec la même docilité qu’à l’ère coloniale. Pis encore, la mondialisation des concepts et des services made in USA peut-être rendue responsable des replis identitaires -religieux, racistes, nationalistes- qui marquent sans doute la fin de l’illusion d’un monde arraché à la misère et aux violences sexuelles. La pauvreté idéologique du régime de la « pensée unique » impose inévitablement de repenser les archétypes qu’elle tend à promouvoir. Sous le masque de la recherche fondamentale, d’une modernisation des soins ou de la levée des discriminations, le mode de fonctionnement de la sexologie contemporaine est un avatar du modèle de l’économie de marché. Si l’humanisme demeure l’idéologie refuge de l’œuvre civilisatrice occidentale, la crise économique s’invite à la table des démocraties pour les rappeler à leur devoir de réserve : l’humanité n’est pas un système homogène, elle doit être respectée dans sa diversité et ses contradictions.

Puisque le développement des corporations de sexologues s’étire désormais au niveau mondial – transition démographique considérable par rapport au siècle dernier – n’est-on pas en droit d’en attendre enfin les effets institutionnels visant à légaliser la sexologie ? Combien de temps faut-il envisager encore de jouer les anti-héros sur la scène des sciences de l’Homme ? Aux entraves de nature théorique que je viens de désigner s’ajoute un troisième motif d’inquiétude, bien tangible, mais sournois, machiavélique : le nivellement linguistique international. En tarissant ses sources germaniques, la sexologie n’a plus de langue maternelle, elle s’est muée en « multinationale », nourrie de cyberculture anglo-saxonne. En effet dès 1994 la propagation de l’anglais ne s’étend plus seulement à la rhétorique des publications et des congrès, elle surfe sur la déferlante des « autoroutes de l’information »… totalement sous contrôle de l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), une société de droit californien qui relève du département américain du commerce ! A l’échelle de la planète, adosser la sexologie au nouveau totem de l’hégémonie anglophone conduit à un appauvrissement aussi bien lexical que conceptuel. Relisons le linguiste Ferdinand de Saussure (1857-1913) -inspirateur de Jacques Lacan- : « il y a une filiation directe entre un phénomène précis comme celui du langage et celui de l’ensemble des phénomènes psychologiques ». Autrement dit, la ruine du vocabulaire vernaculaire prédispose à la débâcle des idées, au déclin d’une culture…

Digression hors-sujet pensez-vous ? Il n’en est rien. Prenons en français l’exemple le plus récent et le plus malheureux de cette intimidation : la traduction de l’anglicisme sexual medicine par l’expression « médecine sexuelle », fâcheux empruntqui ignore que l’étendue de l’espace sémantique de l’anglais sexual contient disons, une respectabilité académique, que l’adjectif français sexuel déprécie… Somme toute, au terme d’un siècle de pérégrinations chaotiques, la Sexualwissenschaft est toujours sans domicile fixe. Je prétends que les résistances qu’affichent les pouvoirs publics à lui assigner un label officiel tiennent à ces problèmes de terminologie et de territoire : il y a pléthore de postulants, un flou ingérable dans les modalités d’exercice, une concurrence déloyale des poncifs nord-américains vis-à-vis de l’Europe notamment, au risque d’en estomper les traditions et le génie. En France par exemple, où le corps médical est majoritaire dans la pratique de la sexothérapie, entrer de plein pied dans l’ère du professionnalisme, c’est devoir clarifier enfin les zones d’influence entre médecins et non-médecins, distinguer les soins de la médiation. Les premiers se chargent des organes et les traitent, appelons-les « sexiatres » (Waynberg, 1988) et confions la nomenclature des peines de l’âme aux « sexologues »… La sexologie légitimée par le retour au grec classique ? Entre psychiatres et psychologues l’affaire est entendue depuis 1802 sous les auspices de Philippe Pinel (1745-1826). L’intérêt de ce néologisme, outre qu’il s’inscrit dans un répertoire reconnu des ministères de tutelle, c’est qu’il peut être facilement traduit… en anglais.


Références

  • AUGUSTIN (Aurelius-Augustinus, Saint) : Opuscula plurima cum vitâ ejusdem…, Venise, Peregrinus de Pascalibus de Bononia, 1491.
  • BLOCH Iwan : Das Sexualleben unserer Zeit in seinen Beziehungen zur modernen Kultur, Berlin, Louis Marcus Verlagsbuchhandlung, 1908.
  • HIRSCHFELD Magnus : Zeitschrift für Sexualwissenschaft, Leipzig, Georg H. Wigand’s Verlag, 1908.
  • JANKELEVITCH Vladimir : Quelque part dans l’inachevé, Paris, Editions Gallimard, 1978.
  • SAUSSURE Ferdinand de : Cours de linguistique générale (1908-1909), Paris, Editions Payot, 1916.
  • SKINNER Burrhus Frederic : Science and Human Behavior, New-York, Free Press, 1953.
  • WAYNBERG Jacques : Vous avez dit… sexiatre ?, Paris, Le Monde, 21 novembre 1988.

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