Médecins généralistes et sexologie

Clinique, Sexologies

Guérir parfois. Soulager souvent. Ecouter toujours.

Louis Pasteur (1822-1895)

Tous sexologues ? Force est de constater aujourd’hui que la vulgarisation des protocoles réduit la sexologie à son plus petit dénominateur commun : la culture de la performance. Même les plaignants ont appris par cœur le vocabulaire de leur réquisitoire et réclament une réparation immédiate de leurs malheurs. A ce niveau d’attente minimaliste point n’est besoin de faire preuve d’un savoir faire exceptionnel, et les compétences requises sont diluées dans un méli-mélo autodidacte auquel est aussi convié le généraliste. Mais le recours accru aux prescriptions empiriques ne le place-t-il pas à la proue d’un dispositif de rafistolage professionnel sans péril et sans gloire ? Courtisé par les laboratoires le généraliste n’a-t-il d’autre vocation que de servir de courroie de transmission d’un commerce qui le dépasse ? Non, seul interlocuteur de proximité de ses patients, témoin privilégié de leurs conditions de vie, le médecin de famille peut prôner une alternative humaniste respectueuse des spécificités culturelles et environnementales de chacun. Préconiser une « sexologie équitable » est un engagement contre-courant, mais il peut enorgueillir la médecine générale d’imposer un droit de regard sur le débat politique de son temps.

L’éloge de la déception

L’emprise qu’exerce désormais sur la sexothérapie le label de santé sexuelle est un leurre à plus d’un titre. Du point de vue clinique, nous l’avons décrit tout au long de nos travaux précédents, la pénurie de bonheur n’est pas une maladie. La disqualification des désirs et le paiement des amendes pour conduite en état de carence affective, ne sont pas déductibles des impôts sur la mauvaise santé : l’inflation des offres de soins ne peut changer la nature des problèmes soulevés par la malchance, le mauvais choix de partenaires, les chamailleries, l’ignorance, la vanité, les rancoeurs ou la sottise. Les pannes « génito-érotiques » sont principalement des artefacts de l’existence. Entretenir l’illusion de les réparer sous prétexte que les progrès de la recherche biomédicale donnent accès désormais à des thérapeutiques efficaces sur le plan organique relance un débat inauguré il y a cinquante ans dans le cénacle des psychiatres. Qu’on se souvienne. Henri Laborit (1914-1995) crée la surprise en 1952 en découvrant le premier neuroleptique, le Largactil, suivi en 1957 par Roland Kuhn qui invente le Tofranil, antidépresseur ancêtre d’une généalogie illimitée de remèdes des troubles de l’humeur, de tranquillisants, d’anxiolytiques et consorts. Les « pilules de l’âme » sont nées, mais leur succès ne cesse d’inspirer depuis la résistance hostile des professionnels du verbe…

En sexologie, les têtes de gondole Viagra, Cialis, Edex, viennent en une vingtaine d’années d’imprimer leur marque sur les protocoles d’accueil et de soins. Dès lors, le clivage est consommé entre les tenants de la médicalisation stricto sensu et les adeptes des prises en charge plus empiriques. L’augure d’un compromis est un effet d’annonce marketing. Pronostiquer par exemple qu’une cure brève d’inducteurs per os de l’érection peut relancer la mécanique libidinale et permettre au « blessé de l’amour » de faire peau neuve, est évidemment utopique. C’est néanmoins à ce jeu de cache-cache sémiologique qu’est convié le généraliste ; or, prescrire par défaut n’est pas secourir.

Si d’importants outils mathématiques ont été mis en œuvre pour évaluer le degré de satisfaction des consommateurs, l’impasse est fait concernant l’applaudimètre du médecin généraliste. Un sondage réalisé par l’Institut de sexologie dans le cadre du MEDEC 2006 auprès de 200 praticiens montre que 65,5% d’entre eux relatent une nette progression de leur activité sexologique. Contre toute attente, les questions concernant le SIDA, les MST ou la contraception restent minoritaires par comparaison aux griefs des « pathologies » de la conjugalité. Tout en déclarant que la mise à disposition d’une pharmacopée irrécusable valorise leur image, abrège l’interrogatoire, renforce la relation thérapeutique, 72% des généralistes persistent à convoyer leurs patients vers des spécialistes. Or, pour 85% d’entre eux, ce désistement ne s’imposerait plus s’ils pouvaient accéder à une formation continue adéquate. En somme, la déception de se sentir marginalisés faute de temps et de contrepartie financière les pousse à diagnostiquer sans preuves, et à prescrire sans assurance d’avoir compris les enjeux de la demande. Alors de deux choses l’une, ou bien l’on adopte ce style de suivisme anonyme insignifiant, ou bien l’on revient aux sources du dogme hippocratique, fondateur de l’éthique professionnelle, particulièrement vivace dans l’exercice de la médecine générale.

Les nouvelles frontières de l’exclusion

L’engouement pour les nouvelles thérapies esquive en effet le respect de préceptes essentiels que formule l’article 7 du code déontologie : « le médecin doit écouter, examiner, conseiller ou soigner avec la même conscience toutes les personnes quels que soient leur origine, leurs mœurs, leur situation de famille, leur appartenance ou leur non-appartenance à une ethnie, une nation ou une religion déterminée {…} ». En pratique, le voyage au cœur de la souffrance intime se fait à deux vitesses selon que l’on dispose ou non des ressources financières pour l’assurer, mais aussi d’un Q.I. correct, d’un parler compréhensible, d’une conduite irréprochable. Cette « sélection à l’embauche » des patients n’est pas spécifique au domaine de la sexualité, une défiance plus âpre –et pour cause- vis-à-vis des politiques de santé publique mobilise depuis des années par exemple les patients et les militants concernés par le VIH. La pseudo démocratisation des moyens de prévention et de soin est en réalité inféodée à des contraintes qui opèrent un tri à la source en fonction des revenus et du niveau d’exclusion sociale. En « andrologie » le coût des honoraires ajouté à celui d’éventuelles explorations complémentaires et d’une ordonnance mensuelle de produits réputés faire aimer l’amour, équivaut à 20% du SMIG. Malgré tout, la dénonciation de ces injustices ne produit pas suffisamment de contraste avec la pratique quotidienne du généraliste pour en distinguer les mérites. Ce qui permet de penser qu’il détient des clés originales dans ses offres de service, c’est son statut de technicien de surface, d’expert en secrets de famille…

C’est bien en effet sur le terrain disons, de la consolation réactive, que veulent s’exprimer en consultation de ville des hommes et des femmes en errance affective et érotique. Le peuvent-ils en toute confiance, en toute liberté ? N’est-ce pas trop facile et sécurisant pour le corps médical de conclure que son public n’ose pas encore parler à voix haute de sexualité parce que les tabous sont encore vivaces, les mentalités encore immatures ? Et si les tabous n’étaient pas dans ce camp-là, mais dans celui des praticiens ? Et si c’était l’impréparation psychologique des médecins qui dissuadait les patients de les guider dans le no man’s land de leurs fantasmes et de leurs péchés ? Le rôle du médecin traitant est primordial dans un domaine factuel et imaginaire à prédominance morale, au voisinage des questions de société les plus aiguës, aux confins des ressources de la thérapeutique chimique confrontées au mystère des émotions et au huis clos de la jouissance. La délocalisation des confidences est une manière de démissionner. La sexologie, une « spécialité » de médecine générale ? Assurément, du moins en première instance. Des cinq maîtres mots qui posent les jalons de l’exercice de la sexologie équitable, se taire, comprendre, expliquer, guider et renoncer, le dernier terme est évidemment le plus innovant. S’abstenir parfois de répondre à des demandes téléchargées sur l’écran des lieux communs n’est pas se placer à contretemps des « peines de sexe », mais récuser tout simplement de faux espoirs de rénovation d’une vie privée irrémédiablement déchue, et mettre chacun à l’épreuve du plus élémentaire bon sens, face à ses responsabilités.

Finalement, l’agitation médiatique autour des questions liées à la sexualité, sa vie, ses œuvres, met à la question le niveau de confiance qu’inspire l’interlocuteur. Adoucisseur de tous les bobos de la famille le praticien éponyme est toujours en pool position pour franchir les obstacles de l’autopsie du désamour… De quoi parlons-nous ? D’instabilité érectile et de chute du désir ? D’éjaculation précipitée et de dette hormonale ? Non, lui seul peut lire entre les lignes de ces aveux en kit et recentrer l’entretien sur le vague à l’âme, l’angoisse de l’abandon, la tristesse et l’ennui, l’antipathie et la solitude, mais catalyser aussi l’affection, le respect de soi, l’attachement et l’ouverture d’esprit. La sexualité se manifeste par un corps à corps à l’épreuve des mots : le médecin traitant se doit d’être bilingue. Dans ce cas, il se fait souvent l’unique traducteur en langage courant des tensions opaques, des enchaînements illicites, des chagrins cruels qui abîment les familles qui lui ouvrent leur porte. Bilingue, parce qu’il faut transcrire la parole des patients en langage médical, décoder la fiction de leur plainte en décision curative, traduire l’indicible de la fonction érogène en conformité avec un panorama diagnostique bien inapproprié… Une position inconfortable, grand écart inévitable à qui veut se donner du mal et fournir à l’exercice quotidien une valeur ajoutée, celle qui consiste à être au-delà du prescripteur chevronné et vigilant, un passeur sur le gué de l’existence. C’est la raison pour laquelle les promesses de « guérison » sont frauduleuses ; qui prétend grandir sous traitement ? Or, que trahissent les fiascos intimistes si ce n’est un hiatus de la construction de l’idéal du moi ? Qui peut endosser cette charge de bâtisseur ? Disons pour conclure que le médecin traitant en possède a priori les qualités puisqu’il vit au jour le jour au chevet de ses passants…

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